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Je suis le roi-bouffon d’un pays de reines défuntes. Mara, Mina, Carlijn, Isabelle, Héléna, C..., Virginia, Soledad, Roberte, j’en oublie bien sûr, j’oublie des prénoms, j’attends encore que d’autres visages se dressent et répandent les ondes scintillantes de leurs regards. Les ai-je jamais connues ? N’ai-je jamais fait autre chose qu’arpenter les rues des villes en quête d’âmes fuyantes ? Comme je t’aurais aimée, toi l’inconnue de Harderwijk, au corps élancé, gravé sur fond d’immobile Zuiderzee (ciel ou mer ?) dans le cadre arrondi de la Vispoort ! Comme je t’aurais aimée, toi l’étudiante aux yeux gris du Rapenburg, ta longue silhouette floue dans le miroir frissonnant du gracht, le reflet sinueux du campanile de l’Université, la lumière d’un vert tendre répandue sous les arbres du quai, la matinée qui s’ouvre comme une fleur avec une émouvante banalité. Toi l’étrangère aux jambes somptueuses haut découvertes à mon désir, le buste renversé dans la profondeur des cuirs (toujours profonds, les cuirs) d’un fauteuil du bar du Gouden Leeuw, clair-obscur soyeux où circulent les genièvres et les sherries accrocheurs d’éclats cuivrés, le silence, le feutre épais des pensées vagues, le trouble insinuant du vieil Haarlem où, derrière les fenêtres à meneaux de quelque béguinage font mine encore de somnoler les Régentes au nez torve de Hais. Toi la pâle Frisonne de Franeker au sac à main brodé d’argent que tu balances à bout de bras, les seins houleux sous la collerette fragile des jours de fête, les genoux impatients, le large front fixe et l’œil affligé d’on ne sait quelles imaginations de luxures hanséatiques. Toi la noiraude putain d’Amsterdam attentive aux signaux de ton spiegeltje, ce rétroviseur du vice, et qui penche ta poitrine trop lourde par la vitre ouverte, deux fruits gonflés vers quoi je tends les mains, et tu fermes les yeux à demi en murmurant que c’est twintig gulden, et je te réponds en français : Vingt florins, non, petite fille, non, avec un sourire, et tu te mets à sourire aussi, tu caresses ma joue et nous allons boire du vin dans un bistro de marins et de métis en souvenir de Toulon où ton homme qui ressemblait à Bonaparte jeune a mangé son acte de naissance une nuit d’impardonnable distraction. À l’aube : « Tu reviendras me voir, dis ? Si tu veux, on fera l’amour comme ça, pour rien, pour le plaisir, pour la France. T’es tout seul, ici ? Reste avec moi. Je gagne bien, tu sais. Ils aiment ça, les Françaises. » Nous sortons en titubant. Un sergent de ville ne nous accorde pas un coup d’œil. Elle est accrochée à mon bras. Je suis sale et je suis heureux. Gamin, tu te prends pour un prince interlope. Les bicyclettes nous frôlent. On va traîner vers les docks. Il y a des mugissements de sirènes. Le vent rafraîchit nos joues sèches. J’ai dix-sept ans.
C... doit m’attendre à La Haye, dans l’appartement de ses cousins, qui sont en voyage. Cet après-midi, sans doute, je traverserai les salles claires du Mauritshuis, inquiet de ne pas reconnaître le Ruysdael auquel je pense et qui ne s’y trouve peut-être pas. C... sera de mauvaise humeur. Elle me parlera encore de son prochain mariage. Je hausserai les épaules. J’aurai envie de la petite putain du Var, envie d’Amsterdam et de boire sur la Rembrandtsplein, dans ce café Saint-Germain-des-Prés où les portiers sont costumés en sergents de ville parisiens. Je ne reverrai pas la fille aux seins bronzés, couleur de noyer poli, couleur des tables d’une gargote de la rue d’Alger, couleur de liège élastique, couleur de vieil or mal gagné, couleur de calanque et de cep. Elle est assise sur les marchés d’un petit pont en dos d’âne. Elle va s’endormir. Sa jupe trop étroite est relevée sur des genoux pointus comme deux olives. Le corsage entrouvert bâille sous la pesée des deux globes écartés, que sépare et protège une petite croix d’ivoire. Je m’éloigne lentement, sans me retourner.
Dans le train, c’est l’image de Mara qui s’empare de mon demi-sommeil. Tu penses confusément que tu roules vers Ede, la vie recommence, c’est ton premier voyage, ce soir à l’Openluchtheater elle sera là, vêtue de cette robe vive, très serrée à la taille, un foulard rouge dans les cheveux, la mèche folâtre, et tu t’empareras de l’innocence trompeuse de son regard, une fausse innocence de garce précoce, écoute-la rire avec les miliciens vautrés sur les banquettes avachies, Onder de Toren, rire, te rouer de rires, mais pourquoi Mara, cette petite salope que tu contemplais les yeux ronds ? Qu’est-elle devenue d’ailleurs, tu ne la reconnaîtrais pas, c’est à Amsterdam, dans le quartier des hoeren, qu’il te fallait chercher, puisque tu en viens, cette graine de prostituée, ou à Shangaï, pourquoi pas à Shanghaï, tu iras à Shanghaï, tu entreras dans le bar graisseux et épicé où elle tapine, elle sera beaucoup plus belle encore que ce soir de tes quatorze ans, quand la musique s’amplifiait dans le crépuscule toujours palpitant d’un souvenir d’averse.
Gare de Leyde. Déjà ? Tu dois avoir dormi. Dans la foule du quai, les jeunes filles composent un ballet blond dont les figures symbolisent quoi ? Deux étudiants s’installent en face de toi. Tu reconnais les mots tentamen, candidaat, doctoraal, Societeit, ils arborent la coiffe ronde et plate bordée de velours grenat, ils sont très jeunes, tu te sens très vieux, ils t’intimident, ils regardent la vie avec un parti-pris de flegme dédaigneux, le cou tendu sous la cravate aux couleurs de quel club, tu n’en sais rien. Tu mâches ton existence amère et délicieuse, ils fument de courtes pipes au parfum nauséeux, tu gagnes la plateforme où le contrôleur t’adresse un salut de la tête en passant, raide et poli, plus deftig, plus gourmé que le président de la Compagnie même.
Cette scène se situe-t-elle cette année-là, ou deux ans plus tard ? Peut-être ne vas-tu pas à La Haye, où t’attend C..., mais à Rotterdam, où t’espère Carlijn, la fiancée de Frits, avec qui tu passeras trois jours en fraude, avant son départ pour l’Angleterre, et le tien pour Milan.
Le taxi te dépose Van Alkemade Laan. D’où viens-tu ? questionne C... Elle est en peignoir éponge, les cheveux relevés, la nuque libre où tu poses les lèvres. Alors ? Et ce mariage ? Elle crie : je t’ai déjà demandé de ne pas poser de questions idiotes. Tu la pousses vers le divan. Elle t’envoie de précises ruades. J’en ai marre de toi, crie-t-elle. Cet hiver, dis-tu, nous irons à Hoorn, en voyage de noces, tu te marieras après avec ton ingénieur, il te fera des enfants modèles, aérodynamiques, électroniques, dans un grand lit dodécaphonique tout au fond du Brabant, tes seins vont grossir démesurément et dans ton sexe élargi grouilleront des spermatozoïdes pointus en forme d’aiguilles de gramophone. J’arrache le peignoir et nous faisons l’amour avec une exquise bestialité. La grande glace au cadre à moulures Louis XV du salon réfléchit en gros plan le visage révulsé de ma profonde amie, les seins tendus qu’elle presse de ses deux mains, pendant que je l’encule en me fixant froidement dans les yeux par-dessus son épaule marbrée.